Cet article n’a pas pour finalité d’examiner de manière exhaustive les liens entre l’arbitrage et la psychologie mais de brosser une esquisse sommaire, possible parmi tant d’autres, destinée à interpréter un arbitrage comme le reflet d’une relation d’êtres humains qui s’est cristallisée autour d’un conflit.
Aussi, il est important de souligner que les relations entre les individus varient selon l’époque, la culture et le développement de l’économie, ce que Carl Gustav Jung appelait « l’inconscient collectif ».
En ce qui concerne notre époque, celle-ci est caractérisée par le développement du marché global et des nouvelles technologies qui ont généré une culture de la réussite, de la compétitivité et de l’immédiateté.
L’arbitrage est nécessairement impacté par ces phénomènes. Sur un plan général, on constate « l’intensification du combat contentieux »1, contrecarrée, dans le même temps, par les tentatives de rationaliser l’arbitrage, par le développement des techniques du règlement amiable, de la Soft law, des règles d’éthique et des exigences d’un procès arbitral équitable.
Ces phénomènes ont une explication logique. Pourtant, il serait intéressant de savoir si ces tendances ne seraient pas également le reflet des besoins psychologiques des parties et celui du comportement et des mécanismes psychologiques de prise de décision par les arbitres.
I. L’arbitrage au prisme de la psychologie des parties
L’arbitrage est une scène où se déroule un combat symbolique qui peut provoquer des réactions passionnelles2.
Il serait possible d’affirmer que les conflits entre les personnes nécessitent plus d’efforts pour les dépassionner que ceux qui se produisent en raison d’un malentendu ou d’interprétations divergentes de la situation puisqu’ils impliquent la perception de soi-même, de sa place et de ses valeurs. Les conflits qui touchent aux questions de principe ne seront pas faciles à dénouer3. Encore faut-il pour ce faire pénétrer au cœur des intérêts qui s’affrontent et à percevoir l’émotion qui a influencé ce mouvement d’une relation contractuelle équilibrée vers un conflit.
Le lien entre l’arbitrage et la psychologie semble alors plus évident. Dès lors, il n’est peut-être pas sans intérêt de se demander si le facteur psychologique des parties est une source de progrès de l’arbitrage ou un obstacle à son évolution.
A. Le facteur psychologique, source de progrès de l’arbitrage
Il est utile de préciser d’emblée l’importance de la culture des litigants, puisque la culture est porteuse de valeurs et de modèles de comportement. Ainsi, ce qui peut paraître logique pour une culture peut ne pas l’être pour une autre. L’impact culturel ne doit pas être sous-estimé car l’incompréhension résultant des différences culturelles peut être la cause de problèmes procéduraux en arbitrage international4. Par exemple, une traduction d’une langue à l’autre peut aboutir aux malentendus du fait des connotations divergentes de certains mots, des expressions faciales ou gestuelles5. Aussi, chaque culture a ses modes de résolution des conflits préférés, dans l’esprit de de compétition, de compromis ou de fuite.
1. le sentiment de justice, moteur du comportement procédural
Un regard attentif aux phénomènes propres au début du XXIe siècle révèle – sans souci d’exhaustivité – la généralisation d’un sentiment d’insécurité. Et le comportement de l’adversaire, voire l’attitude des arbitres devient une source d’anxiété. Cette montée d’anxiété conduit les utilisateurs de l’arbitrage à la recherche d’un responsable, et « pour tout échec ou insatisfaction quelqu’un doit payer »6. Un auteur constate que se sont développées ces dernières années des actions en responsabilité civile contre les arbitres, contre les litigants et contre les centres d’arbitrage ainsi que les actions pénales contre les arbitres7. L’insécurité serait ainsi à la source de ces comportements procéduraux.
Le sentiment d’insécurité provoque le besoin de se protéger. Ainsi, on observe, sur le plan procédural, que pour y faire face, les litigants ont besoin de protection maximale, par exemple un échange exhaustif de mémoires et de pièces, l’audition de maximum de témoins, le traitement de maximum d’incidents de procédures8. Le droit s’y adapte et développe les mécanismes procéduraux qui contribuent à atténuer ce sentiment et à renforcer le sentiment de justice. C’est le cas des règles qui s’inspirent du respect de l’autre : respect du principe de la contradiction, égalité de traitement des parties, droits de la défense, loyauté procédurale. De même que l’exigence d’indépendance et d’impartialité des arbitres.
Ces mêmes facteurs jouent un rôle dans l’aspiration éthique des acteurs économiques et dans le développent d’une Soft law investie non seulement d’une fonction normative mais aussi morale.
L’insécurité oriente souvent les opérateurs économiques vers la recherche d’une justice prévisible qui sécuriserait les transactions, apaiserait ce sentiment et raviverait le sentiment de justice – l’algorithme est neutre -, raison pour laquelle on constate un engouement pour les outils prédictifs.
Ainsi, le lien entre le sentiment d’insécurité et le sentiment de justice nous questionne.
Se pourrait-il que les acteurs économiques confrontés à une procédure arbitrale se préoccupent uniquement de son aspect économique: la gagner ? Et s’ils recherchaient avant tout la justice ? Il suffit peut-être de faire appel aux valeurs de la justice, qui répondent à « un besoin exprimé de tous temps et en tous lieux par l’homme dès l’instant où celui-ci a renoncé à obtenir lui-même par la force la satisfaction de ce qu’il estime lui être dû »9 ou encore aux valeurs de la morale universelle ou des intérêts généraux10 pour que les décisions prises par les arbitres tout au long de la procédure entrent en résonnance avec le sentiment de justice, autrement dit avec le besoin de reconnaissance et par là, avec le respect de soi.
Bien évidemment, la justice est une notion subjective : ce qui est juste pour l’un ne l’est pas pour l’autre. Ce qui est juste pour une époque ne l’est pas dans une autre. Cette affirmation se confirme si on tient compte d’un contexte culturel étant donné que chaque culture a sa propre perception de ce qui est juste ou injuste.
En revanche, une chose est sûre : la procédure arbitrale sera perçue comme juste par les parties à travers l’attitude des arbitres qui assureront le savant équilibre entre le juridique et le psychologique : l’écoute, le droit de parole, le respect. Une sentence arbitrale « juste » serait sans doute celle qui comblera le besoin de reconnaissance des parties, y compris celle de leurs différences culturelles.
Il est fascinant d’observer que le sentiment de justice favorise d’une part, l’apaisement d’émotions négatives, telle que la colère, l’amertume, l’anxiété et d’autre part, une augmentation de comportements positifs comme une coopération qui contribue à la recherche par les parties d’une bonne solution, voire d’une solution amiable.
2. La confiance comme le facteur décisif de l’arbitrage
Comme explique un éminent psychanalyste humaniste américain, « nous avons peur, et donc nous évitons de risquer un pas dans l’inconnu, l’incertain. Seul est sûr ce qui est ancien, éprouvé, ou du moins c’est ce qu’il nous semble »11.
Dans cette logique, la réputation, la compétence et l’intégrité des arbitres rassurent les parties, renfonçant la confiance. Ces arbitres auront certainement plus de chance d’être nommés, et cette sélection par la confiance est favorable au progrès de l’arbitrage. Ceci étant dit, cette constatation est sans doute l’une des raisons de l’absence de diversité dans la nomination des arbitres puisque les parties se méfient de nouveaux venus ne les connaissant pas et ne sachant pas comment ils pensent12.
De même, la recherche de la neutralité du siège de l’arbitrage, par crainte des parties de ne pas avoir un traitement juste dans le pays de la partie adverse, contribue à renforcer la confiance. Cette prudence peut sans doute avoir des effets positifs, comme l’apparition des places mondiales d’arbitrage fiables tels que Paris, Londres ou Singapour qui comptent les centres d’arbitrages les plus réputés.
Puis, la gestion de l’affaire par des institutions considérées comme expérimentées et réputées rassure les parties. Ces institutions tiennent compte des besoins des parties de sécurité dans la conduite de la procédure et font évoluer régulièrement leurs règlements d’arbitrage dans ce sens. Il n’y a donc que des institutions sérieuses qui sont destinées à survivre, ce qui est bénéfique au développement de l’arbitrage.
Il apparaît également que les utilisateurs souhaitent davantage de transparence et une politique d’information de la part des institutions d’arbitrage. Aujourd’hui, ils exigent de savoir en détail qui sont les personnes qui ont le pouvoir de prendre des décisions, qui les supervise, qui les nomme, quelles décisions ils rendent et pour quelles raisons13. La raison est simple : « la transparence, c’est aussi l’apaisement de l’anxiété ressentie au contact de ce qui est inconnu, inaccessible, impénétrable »14. Sous cette influence, la confidentialité cède le terrain au profit de la transparence. On remarque que la procédure arbitrale évolue dans ce sens, de l’obligation de révélation des arbitres, en passant par la motivation des décisions des institutions d’arbitrage et la mise en place des règles de bonne gouvernance. Il s’agit là, assurément, d’une évolution majeure qui permettra aux acteurs économiques d’avoir plus de confiance, qui « se trouve à la fois au cœur du concept même de l’arbitrage et à la base des relations commerciales »15, restant un facteur décisif de la réussite de l’arbitrage.
En effet, la recherche de la confiance des parties aux différends en leurs arbitres ou dans les centres d’arbitrage est à la source même de l’arbitrage, « l’institution arbitrale vivant de la confiance »16 car ils sont choisis précisément parce que les parties leur font confiance. C’est toujours la confiance qui motivera les parties à exécuter la sentence ou à surmonter leurs difficultés et à maintenir une relation d’affaires.
Cependant, la confiance se nourrit des défaillances des uns et des autres17 conduisant à ce que l’arbitrage devienne dès lors propice aux comportements déloyaux.
B. Le facteur psychologique comme origine des obstacles à l’arbitrage
Le monde de l’arbitrage est plus complexe qu’il ne le paraît, et le facteur humain peut être non seulement une source de progrès de la procédure arbitrale mais aussi être à l’origine des dérives arbitrales.
Selon un auteur, les comportements perturbateurs des parties dans les arbitrages internationaux deviennent un réel et pressant problème18. Quelles sont ces pratiques abusives ou manœuvres dilatoires ? Elles sont légions : « récusation abusive des arbitres, (…) l’utilisation systématique de recours bien que voués à l’échec contre la sentence arbitrale, ou l’usage de ‘anti-suit injonctions’ ou même la réclamation de dommages-intérêts substantiels pour le dommage prétendument causé…»19. L’hostilité suinte dans ces tactiques mais elle constitue une arme puissante dans les conflits.
En effet, la progression vers une solution peut être contrecarrée par les tactiques dilatoires d’une partie laquelle, sachant que la relation de confiance avec la partie adverse n’existe plus, tente le tout pour le tout. Une véritable inflation des questions de procédure a été mis en exergue par un auteur qui souligne que « les juridictions arbitrales s’épuisent souvent à trancher des incidents purement artificiels de procédure au lieu de se concentrer sur le fond du litige »20.
Une tactique par exemple consisterait à « doser » l’information pour orienter la pensée ou bien à inonder les arbitres de documents et de pièces. Cette dernière tactique peut s’avérer efficace puisqu’il s’agit d’une surcharge cognitive qui pourrait placer les arbitres dans l’incapacité de traiter toutes les informations mises à sa disposition.
On observe certains comportements négatifs en la matière, telle que l’organisation d’une faillite afin d’échapper à une condamnation par les arbitres21.
La saisine d’une juridiction parallèle à l’arbitrage est parfois un élément de la stratégie judiciaire afin de « créer un scénario d’insécurité juridique »22.
Les rapports monétaires peuvent être utilisés comme tactiques qui consisteraient à réclamer les montants excessifs par rapport au préjudice subi23. À cet égard, il faut relever que l’argent n’est qu’un moyen d’échange qui permet d’éviter le troc. C’est un instrument de mesure de la valeur de la marchandise ou du service, alors que « l’homme le transforme en mesure de sa propre valeur »24. L’argent étant chargé de symboles, il cristallise toutes les projections. Il peut ainsi devenir un moyen pour détériorer ou détruire la relation dont dépend le litigant, ce qui renforce son hostilité et engendre à son tour la crainte de « représailles » de la part des arbitres contre lesquelles il faut se protéger par les moyens procéduraux.
L’existence d’une procédure d’arbitrage frauduleuse ne peut non plus être ignorée, bien que, comme a souligné à juste titre un auteur, la notion de « procédure arbitrale » en cas de fraude n’est pas appropriée, « l’arbitrage, entaché de fraude, n’est nullement un mode de réalisation du droit, mais sa négation même »25.
Si chacune des parties devait contribuer de bonne foi à un déroulement harmonieux de la procédure arbitrale, aujourd’hui, comme souligne le même auteur, « ceci dans la majorité des cas semble hélas appartenir au domaine du rêve et à celui du regret »26, l’instance arbitrale devenant parfois « un parcours sinueux »27.
De nouveau, c’est la satisfaction des besoins psychologiques des utilisateurs de l’arbitrage qui est atteinte ici mais par des chemins déviants.
Dès lors, la question que nous devons poser est celle-ci : si l’arbitre est à l’évidence « le garant des valeurs de l’arbitrage », selon la juste formule de Bernard Hanotiau28, quelles réponses psychologiques peut-il apporter étant donné que lui-même est nécessairement influencé par son expérience humaine et ses émotions, ces dernières structurant la décision29 ?
II. L’arbitrage au prisme de la psychologie des arbitres
L’arbitre peut être perçu comme un « agent économique rationnel »30. Ce constat doit toutefois être complété par une remarque. Au-delà du rôle d’un juriste qui connaît des règles de droit ou d’un technicien d’un domaine donné, l’arbitre est une personnalité dont les qualités et les traits de personnalités font partie de sa dimension globale.
L’arbitre exerce une activité décisionnelle lors de l’arbitrage, ce qui amène inévitablement à s’interroger sur le processus de prise de décision puisque celle-ci est aussi fonction des émotions qui peuvent l’influencer dans ce processus. Comment sinon expliquer le fait que les mêmes faits peuvent être sanctionnés différemment par différents arbitres, ce qui est manifeste dans les arbitrages à « double degré de juridiction » ? Peut-on l’expliquer par l’influence des traits de personnalités d’un arbitre sur sa décision ? Peut-on expliquer par les émotions qu’un arbitre éprouve vis-à-vis de l’une ou l’autre partie, à travers son histoire personnelle ?
A. Les réponses psychologiques des arbitres lors de l’instance arbitrale
Il faut comprendre que lors de l’instance arbitrale, les personnalités vont interagir, les parties et les arbitres rejouant « une représentation du conflit entre demandeur et défendeur, entre victime et bourreau, mis en scène par une procédure »31. L’enjeu est de taille : l’arbitre représente « le sauveur »32 qui s’interpose et protège la « victime » qui demande réparation. Il va de soi que les parties ont besoin de se sentir respectées car la réparation est fondée sur le respect de l’autre.
Dès lors, l’aptitude de l’arbitre à gérer les parties relève globalement de son intelligence humaine qui sera nécessairement celle de la personnalité individuelle33. Les composantes de la personnalité de l’arbitre, par exemple, son sens des responsabilités, sa stabilité émotionnelle, son empathie, la confiance en soi, auront un impact tant sur la qualité de l’instance arbitrale que sur celle de la sentence.
On constate que si l’arbitre arrive à neutraliser les manifestations de l’agressivité, de la nervosité, à assurer une atmosphère purement professionnelle, le conflit peut être neutralisé. Comme l’agressivité se trouve atténuée par la compréhension34, il y a tout lieu de penser que le sens de l’écoute, le sens de la diplomatie de l’arbitre renforce le sentiment de justice et la confiance des parties en facilitant le débat et l’acceptation de la sentence. Autrement dit, la tâche de l’arbitre sera souvent de transformer les pulsions destructives, par exemple l’agressivité ou la rancune qui étaient à la source du conflit, en débat constructif et de détourner le conflit vers la parole.
Les principes garantissant le caractère équitable d’un procès, qui font appel au sentiment de justice35, en seront un support indispensable.
Lors des débats, le fait pour l’arbitre de soutenir des initiatives constructives des parties permet à chacune d’elles de voir le problème du côté de l’adversaire et au final, aucune des parties n’a l’impression que la réparation de l’une d’entre elles porte préjudice à l’autre. Dans ce cas, les parties arrivent à accepter de faire le deuil de leur relation d’affaire et s’en détacher ou à transformer le conflit et, à partir de là, à rechercher des possibilités d’un rapprochement possible de leurs positions et à préserver les liens.
En effet, la parole est à la base de la relation avec l’autre. Si l’arbitre parvient à instaurer un échange entre les parties, leurs paroles fonderont un débat fructueux et permettront de trouver l’origine du conflit. Ce qui est intéressant à observer, c’est que lorsque l’arbitre est à l’écoute des parties, en tenant compte de la dimension psychologique des relations humaines, celles-ci se sentent plus impliquées dans la recherche commune d’une bonne solution, et collaborent d’autant plus à ce cheminement progressif vers une bonne solution36. Ce processus aboutit systématiquement à instaurer chez les parties la confiance et la perception de la neutralité de l’arbitrage.
Dès lors, ce qui est capital, ce n’est pas tant la réponse donnée par la sentence que le sens que l’arbitre va donner au conflit et la manière de conduire l’instance pour avoir permis à un effet cathartique de se produire et à un dialogue de s’instaurer.
En outre, il ne faut pas oublier que, sauf en de rares cas où la résolution d’un conflit est impossible37, celui-ci peut être orienté. La compréhension par l’arbitre des phénomènes de la psychologie des parties, la prise en compte de leurs personnalités lui faciliterait, d’une part, de rendre une sentence équilibrée que la partie perdante accepterait de reconnaître comme une sentence juste et, d’autre part, de comprendre sa relation avec lui-même et avec les autres.
Le besoin de reconnaissance par les autres peut également être l’une des garanties du bon déroulement du processus d’arbitrage. Sans doute le fait de supposer l’annulation de la sentence assure ce bon déroulement.
B. Quel est le processus de prise de décision des arbitres ?
Les règles de droit affectent la prise de décision de l’arbitre, et sa réflexion est encadrée par les normes, ce qui lui permet d’intégrer dans sa prise de décision le respect des droits des parties. Il faut aussitôt faire remarquer que l’arbitre est un individu et, comme tout individu, il obéit au même processus de prise de décision. On sait que les êtres humains sont des êtres émotionnels. Il est donc légitime de chercher à savoir si l’émotion joue un rôle dans la prise de décision.
Les chercheurs adoptant une approche cognitive de l’émotion étaient les premiers à mettre en évidence un lien positif entre émotion et prise de décision.
Plus généralement, un auteur explique, en citant Damasio, que le raisonnement pur réclame une mémoire d’une capacité illimitée, une capacité dont l’homme ne dispose pas, raison pour laquelle la mémoire est soutenue par divers repères émotionnels38. Il s’agit d’un processus cognitif fondé sur les expériences passées et les données émotionnelles du décideur qui repose39 principalement sur des processus non conscients, donc plus rapides, à la différence de la prise de décision rationnelle qui repose sur un processus cognitif conscient et donc lent.
Aujourd’hui, il est admis que « la prise de décision humaine semble entachée d’un certain nombre d’erreurs appelés biais »40. Dans cette logique, certains auteurs ont identifié plusieurs « œillères », appelées « blinders » pouvant influencer les arbitres pendant le processus décisionnel41. Il s’agit en particulier d’œillères inconscientes qui pourraient mener à des décisions erronées. Elles se décomposent en œillères informationnelles, cognitives et comportementales, ces dernières relevant des expériences, de la culture juridique et du milieu culturel des arbitres.
Ces éclairages expliquent aussitôt que les actes de l’arbitre sont dictés par ses émotions. Une évaluation plus rationnelle de la situation pourrait immanquablement l’amener à prendre d’autres mesures, les pensées faisant appel à l’information, source de la décision, et les émotions, à sa coloration personnelle42.
Il convient également d’indiquer que les traits des arbitres tels que l’âge, le genre et la culture peuvent affecter la manière dont les arbitres prennent la décision et a fortiori pourraient influencer l’issue finale de l’affaire43. Bien que le rôle du contexte culturel des parties ne soit pas admis dans le raisonnement, les divergences dans les valeurs qui affectent les croyances et le choix des actions peuvent apparaître d’une culture à une autre. Par exemple, en France, cite un auteur, on accepte et s’attend à ce que certains individus aient plus de pouvoir que d’autres alors que pour les Néerlandais, une répartition égale du pouvoir est essentielle. Aussi, l’interprétation par les arbitres des règles de droit ne peut pas échapper à l’influence par le contexte culturel44.
Il semblerait même que certains traits faciaux des individus puissent inviter les arbitres à les considérer plus compétents que les autres45.
Ainsi, faut-il inciter les arbitres à consommer de fortes doses de cafés pour influencer leur sensibilité à la persuasion compte tenu du fait que les personnes basent davantage leur acceptation d’un message lorsqu’il ont intégré un psychostimulant comme de la caféine ?46
Il n’en resta pas moins que « prendre une décision suppose le bon vouloir et la capacité d’en assumer la responsabilité, ce qui implique le risque d’un mauvais choix et la patience d’en supporter les conséquences sans blâmer, pour autant, les autres. Ces qualités … réclament force et indépendance »47.
Reste à savoir ce que les utilisateurs de l’arbitrage sont prêts à accepter. Certes, les décisions arbitrales ne sont pas homogènes à tout le moins quant au raisonnement qui conduit à l’appréciation des faits, l’arbitrage étant « le territoire de l’imaginaire, des audaces novatrices et in fine de la liberté »48 au point que les parties, en quête d’une « sécurité juridique fiable et rassurante »49 pourraient préférer à cette justice humaine une justice prédictive.
Demain, la quête des utilisateurs pourra être celle de l’avènement de l’intelligence artificielle qui instruira plus rapidement les affaires, de façon plus homogène et dont la neutralité sera assurée par les algorithmes. Pour autant aujourd’hui, une chose est sûre : pour nous, les humains d’aujourd’hui, tout est question de connaître la « juste » subjectivité de ceux qui jugent.
En guise de conclusion, une observation : il est impossible d’éviter les conflits. D’ailleurs, ce n’est même pas souhaitable : le conflit n’est pas un dysfonctionnement. Comme précise un auteur en citant Mary Parker Follet, « le conflit est un processus normal pour lequel des différences précieuses pour la société s’affirment et font progresser tous ceux qui sont concernés »50. Si l’arbitrage a le mérite d’être un mode consensuel de résolution des conflits, il n’en reste pas moins qu’il est un procès dans lequel les parties ont les positions divergentes.
L’étape suivante de l’évolution de l’arbitrage dépendra de l’évolution de notre monde, de l’économie et de nos cultures.
Mais si notre monde arrive à faire advenir l’empathie et le respect, au lieu d’être « orienté vers la nécessité d’une victoire sur le partenaire contractuel »51, le paysage de l’arbitrage se trouvera forcément modifié – et pourquoi pas – au profit des autres techniques, plus pacifiques, de résolution des conflits basés sur « être, partager, comprendre »52.
* Les opinions exprimées dans cet article ne reflètent que celles de l’auteur et ne représentent en aucun cas une position de la CAIP.
Notes
1. P. Fouchard « Les instituions permanentes d’arbitrage devant le juge étatique (à propos d’une jurisprudence récente) », Rev. arb.1987.225
2. H. Motulsky « Ecrits Etudes et notes sur l’arbitrage », « Question préalable et question préjudicielle en matière de compétence arbitrale », Dalloz, 2010
3. M. Deutsch « The resolution of conflict : constructive and destructive process », Yale University Press, 1973
4. N. S. Georgiev, Cultural differences or cultural clash? The future of International Commercial Arbitration, Part VI, Selected Works of Nikola S. Georgiev, avril 2012
5. Ibid
6. T. Clay « L’arbitre », Dalloz, 2001
7. T. Clay « Le coarbitre », Mélanges en l’honneur du Professeur Pierre Mayer, Liber amicorum, LGDJ, 2015
8. I. Guérif, Table ronde du 9 avril 2016 in « Où va l’arbitrage international ? De la crise au renouveau », Journées d’études méditerranéennes en l’honneur du professeur A. Bencheneb, sous la direction de F. Osman et A.C. Yildirim, Lexis Nexis, 2017
9. B. Oppetit « Justice étatique et justice arbitrale », Etudes offertes à Pierre Bellet, Litec, 1991
10. Ph. Fouchard « L’arbitrage et la mondialisation de l’économie », Ecrits. Droit de l’arbitrage. Droit du commerce international, Comité Français de l’arbitrage, 2007
11. E. Fromm “Avoir ou être. Un choix dont dépend l’avenir de l’homme », Robert Lafont
12. Lord Hacking and S. Berry, Ethics in arbitration: party and arbitral misconduct, Defining Issues in International Arbitration, Oxford University Press, 2016
13. P. Tercier “Harmonization through arbitration?”, Washington College of Law, Center on International commercial arbitration, 2015
14. J-B. Racine “L’idéologie de la transparence en droit de l’arbitrage”, in Liber amicorum, Mélanges en l’honneur du Professeur Pierre Mayer, LGDJ, Lextenso éditions, 2015
15. H. Motulsky « Ecrits Etudes et notes sur l’arbitrage », Dalloz, 2010
16. S. Lazareff « L’arbitre est-il un juge ? », in Liber amicorum Claude Reymond. Autour de l’arbitrage, Litec, 2004
17. M. Marzano « Qu’est-ce que la confiance », www. cairn.info
18. Lord Hacking and S. Berry, op.cit.
19. Ibid
20. Y. Guyon « L’Arbitrage », Puf, 1995
21. F. Muller, C. Duclerc « Arbitrage et faillite organisée », Décideurs magazine, 2013, www.magazine-decideurs.com/news/arbitrage-et-faillite-organisee
22. D. Levy « Les abus de l’arbitrage commercial international », le Harmattan, 2015
23. C. Champaud, D.Danet « Stratégies judiciaires des entreprises », Dalloz, 2006
24. I. Reiss-Schimmel « La fonction symbolique de l’argent », www.cairn.info
25. D.Chilstein « Le juge des référés face à l’arbitrage frauduleux », in Liber amicorum, Mélanges en l’honneur du Professeur Pierre Mayer, LGDJ Lextenso éditions, 2015
26. Ibid
27. P. Fouchard « Où va l’arbitrage international ? », Revue de droit McGill, 1989
28. P. Lalive, Dérives arbitrales (II), Kluwer Arbitration
29. J. S.Lerner, Li Y., Valdesolo P., Kassam S., Emotion and Decision Making, Annual review of Psychology, Vol. 66, 2015
30. S. Harnay « Réputation de l’arbitre et décision arbitrale : quelques éléments d’analyse économique », Rev. arb., 2012.757
31. A. Fückiger « L’acteur et le droit : du comédien au stratège », Revue européenne des sciences sociales, ress.revues.org
32. La notion de triangle dramatique est l’issue de l’analyse transactionnelle (Eric Berne) et a été élaborée par Stephen Karpman
33. M. Klein « Envie et gratitude et autres essais », Gallimard
34. Ibid
35. C. Kessedjian « Principe de la contradiction et arbitrage », Rev. arb. 1995
36. I. Guérif « L’arbitrage : une réelle solution au conflit », L’Officiel de la franchise décembre 2011-janvier 2012
37. L. Greenhalgh, SMR Forum : Managing Conflict // Sloan Management Review, Summer, 1986
38. D. Van Hoorebeke « L’émotion et la prise de décision », Revue française de gestion 2008/2 (n°182)
39. Ibid
40. J-M. Meunier “Raisonnement, résolution de problèmes et prise de décision”, Dunod, 2016
41. E.Sussman “Biases and Heuristics in Arbitrator Decision-Making: Reflections on How to Counteract or Play Them” in “Tony Cole (ed), The Roles of Psychology in International Arbitration”, éd. Wolters Kluwer, 2017
42. C. Nakahara “Utilization of Japanese Court Practice to Improve Efficiency in International Arbitration”, JCAA Newsletter, The Japan Commercial Arbitration Association, 2017
43. J. Hornikx “Cultural differences in perceptions of strong and weak arguments”, in “Tony Cole (ed), The Roles of Psychology in International Arbitration”, éd. Wolters Kluwer, 2017
44. N. S. Georgiev op.cit.
45. O. Corneille « Nos préférences sous influences. Les mécanismes psychologiques qui guident nos choix », Mardaga.
46. Ibid
47. K. Horney « Nos conflits intérieurs », L’Arche
48. E. Caprioli, I. Choukri « Justice prédictive, justice mutante : l’arbitrage sans état d’âme » ?, Newsletter CAIP n°14, juillet 2017, www.arbitrage.org/fr/publications/lettre-de-l-arbitre
49. Ibid
50. M.Moushi « Eloge du conflit. Mary Parker Follet et le conflit constructif », www.cairn.info
51. Laurence Ravillon « L’art et la science de la négociation dans le nouveau droit français des contrats : un principe de droit collaboratif ? », Revue de droit des affaires internationales, n°6-2017
52. E. Fromm « Avoir ou être », Robert Lafont
Publié dans la Newsletter de la Chambre Arbitrale Internationale de Paris
http://www.arbitrage.org/newsletter/newsletter-CAIP-2019-04-long.html